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Ce samedi, après mon réveil, je bois plein de cafés en lisant péposse L’homme sans qualités à qui je m’identifie pleinement ces temps-ci. Le texte étant dur à suivre, je finis par consulter Twitter. Le compte d’Anne Hidalgo, pour être précis : rien de mieux pour se distraire. La maire de Paris a toujours des bons plans et il se trouve que je suis dans sa ville pour le weekend. Temps gris, que faire après ma lecture trop cérébrale ? Je tombe sur ce tweet salvateur à 17h04 :
Le courrier d’auditeur en gilet orange :

Très bonne idée !
Je m’enquille une série de pompes afin de parfaire mon réveil musculaire et je saute sur mon vélo. La nuit est déjà tombée mais heureusement, j’ai le gilet orange fluo que ma belle-mère m’a donné la semaine dernière en me faisant promettre de le porter en brave cycliste prudent, et d’enfin investir dans un éclairage. Je n’ai toujours pas les lumières mais ayant donné ma promesse… j’enfile le vêtement sécuritaire immonde par dessus la veste militaire du grand-père. Ravi de prendre l’air, je me réjouis à l’idée de remonter les quais de Seine en slalomant entre tous les trentenaires-quarantenaires de la capitale qui s’entraînent pour le prochain marathon, afin de compenser leur manque de baise suite à la naissance des enfants tardifs pondus par Solange, reine de l’audit à la Défense.
Arrivé à Bastille, je déchante : je commence à traverser la place mais un type m’alpague en me disant : “reste là avec les autres putain, il manque du monde ici !” Pas plus tard que mercredi dernier, j’ai dû appeler les pompiers pour qu’ils viennent sauver des petits vieux plantés avec leur Clio dans un fossé. Donc je me dis qu’il doit encore se passer quelque chose de grave et comme j’ai mon gilet sur le dos, j’obtempère. Au bout de 30 secondes, je commence à trouver ça louche puisque je ne vois aucun accident à l’horizon. Juste des mecs en train de déplacer des barrières pour bloquer un accès. “Que se passe-t-il ?” dis-je. Un jeune garçon m’explique qu’ils bloquent la place “un petit peu mais pas trop, pour ne pas trop embêter les gens.” “Hunn, mais pourquoi ?” je demande. Réponse “C’est nous les gilets jaunes”.
Et moi je suis là, je regarde mon gilet orange comme un con. Je me demande si je suis tombé dans un carnaval. J’interroge le bonhomme pour comprendre ce que c’est que ce cirque puisque personne n’a été blessé à ce que je vois. J’ai droit à une série de paraphrases sur la nature des gilets jaunes. Je ne comprends rien. Pour moi, jusque maintenant, il s’agissait d’un accessoire de sécurité, utilisé par les vigiles et autres accidentés de la vie. Je débarque total car depuis l’élection de Macron, j’ai décidé de ne plus suivre l’actualité. Les Français avaient l’air très contents de leur président, alors je m’étais dit “s’ils sont convaincus que leur pays est entre de bonnes mains, moi je prends des vacances de news d’un an.” Au bout d’un an, j’ai réalisé que ne pas suivre l’actualité ne me manquait aucunement. J’étais même plus intelligent, entreprenant et concentré. Un jour, dans le doute de mauvaise conscience ou de louper un truc important, j’ai maté quelques titres de journaux à Gare de Lyon et figurez-vous que c’était les mêmes topos que l’année d’avant : “Trump XXX”, “Crise YYY” et “Grogne des ZZZ”. S’il se passe la même chose qu’avant, c’est qu’il ne s’est rien passé non ? Je n’ai jamais raccroché du coup. Je ne lis que l’actualité technique, beaucoup plus intéressante et impactante.
Toujours est-il : le mec me met au parfum, séance de rattrapage express à propos du gasoil. D’un coup je comprends pourquoi dans ma petite ville, toutes les caisses de la rue s’étaient glissées des gilets jaunes sous le pare-brise. J’avais cru jusqu’alors que mes voisins étaient tous des gros lèches-bottes policières et qu’ils mettaient leur machin en vue, pour rendre évident que leur véhicule était bien en règle, en mode “je n’ai rien à cacher, voici mon équipement homologué pour rouler en toute sécurité”. Je vivais même cet exhibitionnisme sécuritaire comme un affront, car avant que ma belle-mère me file un gilet, je n’en avais pas dans ma Skoda Palace et dixit le code de la route, je nage dans l’illégalité totale. Du coup le gugusse m’explique qu’il est là pour la première fois et que depuis deux semaines, il avait dû garder le lit à cause d’une grippe. Je m’en tape un peu de sa life pré-insurectionnelle mais je reste poli, empathique et bienveillant en lui recommandant des saunas, des bains froids et de la Vitamine D haute-dose pour passer un meilleur hiver. Oublie l’homéopathie je lui dis, c’est comme le communisme : ça n’a jamais été prouvé. Puis je me tire direction les Champs Élysées.
Je trouve ça génial qu’Hidalgo ait appelé à manifester sans en avoir l’air et comme je soutiens sa politique anti-voiture à fond… Je file sans me soucier de la cohérence qui m’échappe. Je me contente de ruminer que si j’étais elle, je bannirais non seulement toutes les autos de Paris mais je rétablirais en prime les voitures à cheval, quitte à être accusé de favoriser les gens qui ont des haras. Quoique le brave percheron deviendrait peut-être le nouveau Porsche Cayenne ? Pour les convois lourds, il suffira d’atteler six boeufs. Mais l’essentiel des livraisons pourrait s’effectuer avec des calèches à deux ou quatres canassons qu’on sauverait ainsi de la boucherie. Suffit pas de touner des vidéos dégueues dans les abattoirs, faut aussi fournir une utilité à ces bestioles. Les crottins seraient récupérés et transformés en engrais par les migrants, ça créérait de la croissance verte et des emplois au grand air devenu pur, la médecine du travail et le ministère de l’économie se régaleraient. La santé aussi ! Les enfants arrêteraient de tousser leurs particules fines, etc. Je théorise tandis que je pédale, tout en me demandant si je devrais m’encarter quelque part pour défendre une telle politique.
Sur le chemin, je redoute de louper la fiesta car la fin de journée s’avance à grands pas. Arriverai-je à temps ? Je m’approche de Concorde en longeant les Tuileries côté Seine. Un cordon de CRS me bloque la route ; ça alors ! Derrière eux, on devine de jolis éclairages de Noël sur les Champs. Deux gros nuages noirs flottent aussi sur l’allée et laissent présager une activité hors du commun. La vue depuis la grande roue doit être sympa. Le flic, un jeune rouquin ravi d’être là, m’explique que l’accès aux Champs est fermé et que ça prendra “plusieurs heures” avant de rouvrir. Il insiste sur la durée, à la manière d’un agent SNCF qui vous annonce deux plombes de retard alors qu’il sait qu’un suicidé vient de se désintégrer sur les voies et que par conséquent, le ramassage du corps triste prendra bien plus longtemps. Plutôt que de désespérer, je me dis qu’Hidalgo n’aurait jamais twouitté dans le vent : il doit bien y avoir un moyen d’accéder aux fameuses guirlandes.
Le fait d’être à vélo ne m’asssure pas seulement le costume parfait, avec gilet fluo, casque et col roulé pour couvrir mon visage ; cela m’assure aussi une mobilité idéale. Je remonte donc par les allées parallèles. Je commence à sentir le chaos lorsque je tombe sur des engins militaires tirant sur le tank, des canons à eau et des espèces de camions transformers qui déplient des cloisons en plexiglas pour boucler des rues entières. À un moment, j’approche un barrage de CRS et derrière moi, une troupe de trente manifestants décide de charger en poussant des cris. Je réalise que le gilet fluo peut aussi servir de cible. Le CRS est néanmoins sympa : après que son chef a crié “RECULEZ !!!” il tire son truc en l’air et la lacrymo retombe derrière moi. Je ne cherche pas mon change et repique sur une rue en V pendant que les excités font marche arrière. Je parviens à entrer sur la place de la Madeleine jonchée de débris de barricades. Ça et là, des tas de merde qui brûlent. Je tape la causette à Mireille, une vieille propre sur elle accompagnée d’une folle de 65 ans prénommée Bernard. Dans sa discussion avec une gauchiste ambiance slogans zadistes partout sur le corps, Mireille explique que certains manifestants “ne sont pas des gilets jaunes”. En gros, ceux qui cassent ne feraient pas partie du “mouvement”. Je lui rétorque qu’elle sous-entend donc que le gilet jaune est un “uniforme”. Ma vérité la perturbe grandement… son mélenchonisme apparent a des limites. Ensuite je développe le peu que je comprends afin de me rendre intéressant : pas encore de capture officielle via des représentants. Or un “mouvement”, du genre si je bouge la jambe, on voit bien qu’il y a une chaine de commandement assez claire via mon système nerveux non ? Et ce qu’il y a de drôle en l’état actuel du bins, c’est cet état d’actions désordonnées mais coordonnées de façon décentralisée. On serait bien en peine de dresser un portrait type du gilet jaune. Moi déjà, en ce qui me concerne je n’ai rien à voir avec tout ça mais je suis là, avec mon gilet orange, donc on me compte dedans ? Admettons… mais qui suis-je franchement ? Toi la gaucho militante qui enchaine les manifs #occupy… Mireille et Bernard, les deux fonctionnaires classe A/B un peu cultivés qui se retrouvent à taper la causette entre deux poubelles en feu… Et là-bas, une caillera avec ses fringues de marque mais qui a pris le soin de revêtir un gilet fluo… “Tout cela ne se tient pas dans un mouvement !” Mireille acquiesce mon tableau puant la peinture fraîche de mon esprit éthéré, mais semi-convaincue, elle me demande : “et pour continuer alors ? pour se retrouver ? On fait comment ? Y a aucun organe central, on va se perdre.” La gaucho lui demande alors comment elle s’y prenait avant les smartphones. Mireille ratterrit : “ah oui !”. “Eh bien RDV demain ! RDV ici demain ! Voilà ce qu’on se dit !” dixit la gaucho qui répète en boucle : “on se retrouvera demain, tous les jours on sera là pour les emmerder”. Après le gilet jaune cible, je découvre le gilet point de ralliement, signe de reconnaissance, sans pour autant être devenu un uniforme ? Magique ma foi ! Ça ne durera probablement pas : ce genre de moment se transforme toujours en mouvement. Il aura ses représentants, son futur Cohn-Bendit à la 68, issu d’une quelconque délégation qu’on inventera afin de “dialoguer”. L’entreprise de reprise sera complétée par un panel de sondeurs qui connaitront la chose en la mesurant, tout en feignant d’ignorer que la mesure elle-même détermine l’objet qu’ils constitue ainsi.
Je quitte la Madeleine Mad Max et cherche une perpendiculaire accessible pour rejoindre les Champs. Vers la rue de la Boétie, je marque une pause et shoote dans une canette lacrymo qui déboule sur moi. Le vélo me permet à chaque fois de quitter les lieux dès que l’air devient trop irrespirable. Je dois juste faire gaffe aux bouts de verre. À force de remonter, je parviens enfin à me glisser au coeur de l’action guirlandes.
La première scène s’offrant à moi touche au sublime : une paire de bonnes femmes en robe de soirée se secoue le gras entre une terrasse de Brioche Dorée en cendres et un gros scooter d’homme viril en feu. Ont-elles annulé leur plan ou bien une sauterie s’est-elle maintenue malgré le coup de mer insurectionnelle ? Leurs sequins se synchronisent aux éclairages scintillants d’Hidalgo et mon regard se déporte alors sur la perspective : un brouillard blanchâtre de lacrymo flotte à perte de vue. Sa pâleur se ponctue de trous noirs dûs aux divers incendies : marquises de terrasse, deux roues, morceaux de palettes et bacs à fleurs… tout y passe. Côté Concorde, une nuée de girophares bleus forme une baie qui clôt le tracé promenade des éclairages de Noël. Jamais je n’avais vu une émeute aussi belle. Des manifestants cherchent à pousser l’esthétisme en tirant des feux d’artifice. Il assènent une vérité : les gilets jaunes sont une fête, à l’image de Paris. En écho à cette symphonie de lumières, les flics tirent des grenades assourdissantes, de temps à autre. À moins qu’il s’agisse des réservoirs d’essence de véhicules incendiés ? À vingt mètres de moi, une coquette toute fière prend la pose à côté d’un scoot en feu : il s’est foutu à un mètre. Je me demande si je ne vais pas assister à un douloureux moment de sélection naturelle. On lui crie que ça risque d’exploser à tout moment, mais le gossbo s’en branle et le #snap de son pote passe avant. Ces gagnants s’y reprennent à trois fois. Cinq minutes après la séance photo, un jet de gaz incandescent gicle sur plusieurs mètres à l’horizontale. La doudoune Canada Goose aurait fondu, ça aurait été drôle. Un camion de pompiers arrive pour éteindre mais il repart aussitôt vers un incendie plus urgent : scooter incendié balancé dans une bouche de métro… l’un des plus gros nuages noirs vient de là. Encore une fois, le côté pratique du gilet jaune m’apparaît : le pompier peut slalomer les manifestants plus facilement. Je grimpe sur un feu de circulation et contemple le paysage ; ça pue de beauté. Les keufs remontent… vagues de cohues ascendantes et grenades assourdissantes ? Les gazs s’intensifient. La gorge me gratte. Pour une fois que je daignerais me boire un demi à huit euros sur les Champs, pas un seul troquet ouvert à la ronde… Certains employés des passages sont restés emprisonnés. Derrière des grilles, ils se demandent quand ils pourront rentrer chez eux. Sont-ce eux qui sont au zoo ? Ou bien nous ? Le dedans, le dehors… tout se confond, se perd et se dissout dans l’émeute.
Pendant tout ce temps, je ne cesse pas de surveiller mon vélo, de peur que quelqu’un en fasse une barricade ou un combustible. L’écume de cohue me baigne désormais à mi-mollets et il semble que les CRS aient décidé d’avancer un bon coup. Nous filons dans une perpendiculaire côté Seine. Une famille de trois touristes anglais se trouve pris dans le courant. La fille de douze ans a malheureusement la tête de ses parents. Cette aventure valait-elle le coup ? Je me demande tandis qu’ils crient leur panique. Je réalise qu’en plus d’avoir joui des Champs sans argent, je les ai eus pour la première fois sans touristes, cette racaille allogène qui ratiboise le moindre recoin de poésie du monde… Certes, une partie des gilets jaunes sont des provinciaux en weekend, mais leur soumission habituelle n’est pas de mise. La semaine dernière, à Disneyland, ils offraient le parking à leurs congénères : 20 euros la journée dont la populasse s’acquitte d’habitude, avant de s’enquiller des cornets de frites décongelées à 8 euros. Le royaume de Mickey. Les rosbifs glapissent : “run, run ! Oh my God, what is haaaappening!”
En bout de course, je découvre le gilet jaune “amovible” : tandis qu’un hélico tourbillonne au-dessus de nous, des cris “enlevez les gilets jaunes, enlevez les gilets jaunes !” Le mien est orange et suite à ma promesse à la belle-mère, la pénombre m’ordonne de rester visible. Néanmoins, je joue le jeu et mets le gilet dans la poche. La soirée continue une partie de la nuit je crois, mais Diane vient de rentrer et m’attend au chaud. En début de weekend, elle détestait les gilets jaunes mais comme les “débiles congénitaux” lui ont offert tous les péages de son escapade de 24h à Strasbourg, la voici conquise par leur combat. Non pas pour son résultat escompté, une fois que la chose aura été captée, sondé, mesurée et transformée en “mouvement”, mais bien pour le résultat immédiat ; à savoir esquiver les bornes Vinci et jouir des Champs sans touristes, dans les lumières de Noël, entre deux feux d’artifices, trois scooters en feu et quatre motards qui font des burns en hurlant. La vie est belle. Paris est une fête. Les gilets jaunes aussi. Merci Hidalgo, je t’aime tu sais.